mardi 13 novembre 2018

En finir avec la culture du viol, de Noémie Renard



Noémie Renard est une blogueuse féministe connue sous le pseudonyme Antisexisme, et je vous recommande fortement la lecture de son site. Elle détient une thèse de biologie et a publié son premier livre en mars de cette année, intitulé En finir avec la culture du viol, aux éditions Les Petits Matins, préfacé par Michelle Perrot, professeure émérite d'histoire contemporaine à l'université Paris-Diderot.

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Avec En finir avec la culture du viol, l'auteure s'attaque aux préjugés sur le viol et les agressions sexuelles : le viol ne serait commis que sous la contrainte, menace, dans un parking sombre la nuit, par un inconnu très très méchant. D'ailleurs, si la victime n'a pas crié, ou si elle portait une minijupe, c'est qu'elle était consentante. Également, une femme qui dit non, voudrait en fait dire oui. Le désir féminin est passé sous silence au profit du masculin, et a besoin d’être "forcé". La sexualité homme-femme est apprise et regardée sous l'angle de la domination-soumission. Les hommes auraient des besoins sexuels irrépressibles, et la femme n'aurait qu'une libido très faible. D'ailleurs, elle a intégré le fait que si elle n'acceptait pas tous les rapports sexuels désirés par son conjoint, alors ce serait de sa faute si le couple éclate. Elle se tait lorsqu'elle se fait agresser ou violer, par peur, peur des représailles et de l'humiliation de la justice, qui ne condamne que 2% des agresseurs. C'est tout cela la culture du viol : une mythologie du violeur qui réconforte la classe dominante : l'homme cis hétéro, à la sexualité agressive, et une décrédibilisation de la victime : la femme, sachant que les femmes pauvres, racisées et invalides ont plus de chance d'être agressées.

Noémie Renard a construit un essai féministe intelligent, à la rigueur scientifique, dont le style "neutre" vise à rendre les faits implacables. En 5 parties ("État des lieux", "Les mécanismes de l'impunité des violeurs", "Le viol, une histoire de pouvoir et de domination", "De l'hétérosexualité "normale" au viol", et "Mettre fin à la culture du viol"), l'auteure démontre à quel point cette culture du viol est prégnante dans notre société, de l'éducation à la publicité en passant par les rapports hommes-femmes. Elle apporte un éclairage précis et édifiant, une vraie prise de conscience ! Elle met le doigt sur les manquements et les zones floues de la justice, qui ne remplit pas suffisamment son rôle, analyse les retentissements de la vague #metoo et #balancetonporc, et dans une veine abolitionniste, explique le concept d'échanges "économico-sexuels", qu'elle explique d'ailleurs dans une très bonne interview donnée aux Inrocks en mars dernier :

Quand on pense à l’échange de sexe contre de l’argent, on songe généralement à la prostitution. Mais en réalité, ces échanges économico-sexuels peuvent prendre d’autres formes et s’exercer même au sein du couple. C’est ainsi que, dans nos sociétés, des hommes payent le restaurant ou offrent des cadeaux à des femmes dans l’espoir d’obtenir un rapport sexuel ; et certaines femmes peuvent se sentir obligées d’avoir des rapports sexuels si elles ont accepté de tels biens. Selon Tabet, ces échanges économico-sexuels constituent une "gigantesque arnaque". Ils se basent sur l’appropriation des richesses par les hommes, au détriment des femmes. Privées de l’accès direct aux ressources, les femmes en viennent à devoir échanger leur sexualité contre une partie de ces biens. Les femmes sont donc doublement arnaquées : elles sont spoliées des ressources matérielles, mais aussi de leur propre sexualité, qui devient une sexualité, non plus pour soi, mais une sexualité de service. Selon Paola Tabet, les échanges économico-sexuels (qui constituent d’après moi une forme de coercition économique) et les violences sexuelles commises par d’autres moyens coercitifs, fonctionnent en tandem pour permettre aux hommes de contrôler la sexualité des femmes.

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Ce que j'ai particulièrement apprécié, c'est la dernière partie. L'auteure ne se contente pas d'offrir un panorama instructif et saisissant de cette culture du viol, mais propose des réponses alternatives. Ainsi, elle soumet l'idée d'éduquer et de sensibiliser les jeunes à l'égalité hommes-femmes, afin de "lutter contre les stéréotypes de genre, contre l'éducation genrée et contre les idées reçues sur la sexualité" ; l'idée que l'État prenne mieux en charge les victimes de violences sexuelles, de mettre en place, à l'instar des Pays-Bas, des centres d'accueil de proximité, avec une vraie équipe pluridisciplinaire (psychologues, médecins, assistantes sociales, etc.) ; l'idée de former des professionnels (médecins, policiers, psychologues, enseignants, etc.) à la détection "des violences et leurs mécanismes" et qu'ils puissent "mieux accompagner et informer les victimes" ; l'idée de faire évoluer la loi : par exemple, établir une meilleure définition du viol et du consentement ; et finalement, l'idée de lutter contre toutes les formes d'inégalités, car les violences sexuelles "prennent racine dans un système social inégalitaire".

En finir avec la culture du viol est, pour moi, un livre à mettre entre toutes les mains. Noémie Renard s'inscrit dans la lignée des plus grandes essayistes féministes.


En finir avec la culture du viol, Noémie Renard, éd. Les Petits Matins, 2018.

dimanche 4 novembre 2018

Sorcières. La puissance invaincue des femmes, de Mona Chollet



Vous n'avez pas pu le louper : en septembre est paru Sorcières. La puissance invaincue des femmes de Mona Chollet. Cette dernière, journaliste au Monde diplomatique, a déjà publié chez Zones en 2012 Beauté fatale. Les nouveaux visages d'une aliénation féminine, un essai féministe interrogeant et analysant les tenants et aboutissants de l'industrie de la beauté et de la mode, et les diktats esthétiques imposés aux femmes. Avec Sorcières, l'auteure continue dans la veine féministe, en intégrant toutefois des morceaux de sa vie personnelle, comme pour montrer à quel point l'écriture de cet ouvrage lui a été important. Cette fois, elle a exploré la figure de la sorcière, chassée à la Renaissance, ennemie du patriarcat et reléguée au rang de vieille femme aigrie et empoisonneuse des contes de fées. Mona Chollet a distingué trois visages contemporains de la sorcière qu'elle analyse : la femme indépendante, la femme sans enfants, et la femme âgée.

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Cet essai ne retrace pas l'histoire de la sorcellerie, il n'est pas non plus un traité de magie. C'est un essai féministe avant tout qui démontre combien la chasse aux sorcières a toujours des répercussions dans notre société d'aujourd'hui, sa construction sur les cendres de ces femmes torturées et tuées à cause des hommes, de leurs superstitions et de la religion chrétienne. La sorcière fut le bouc émissaire parfait d'une société en pleine guerre de religions et en pleine mutation : le passage du Moyen Âge à l'ère des Lumières, de la raison, qui ne fut pas non plus exempte de misogynie. L'auteure explique par exemple à quel point l'invention de l'imprimerie fut un réel adjuvant pour la chasse aux sorcières : le triste et célèbre Malleus Maleficarum fut le best-seller de l'époque. Ces sorcières, c'était des guérisseuses, des sages-femmes, des veuves, des vieilles femmes, toutes celles qui dérangeaient, qui étaient "hors-normes", de par leurs savoirs et leurs façons de vivre. Une femme vivant seule et connaissant les plantes, vous n'y pensez pas ! Mona Chollet explique parfaitement comment la chasse aux sorcières a enterré les connaissances féminines ; comment sur ces bûchers s'est construite la médecine moderne, dont les femmes ont été longtemps exclues ; comment le lien entre l'humain et la nature s'est brisé : une rationalisation de la vie froide et technique, une compartimentation du corps et de l'esprit, et donc un corps sale, délaissé, que les femmes n'ont plus eu le droit de soigner. 
L'auteure propose en trois parties qui sont les héritières de ces sorcières assassinées. Ce sont celles qui mènent une vie hors des clous, qui dérangent, qui s'approprient leur corps et leur espace, qui n'écoutent qu'elles-mêmes. Ce sont des femmes libres, indépendantes, qui ne se teignent pas les cheveux, qui assument leur non-désir d'enfant, qui vieillissent sereinement, sans se soucier de leur image. Elles ne plient pas l'échine face aux diktats esthétiques actuels. Ce sont aussi celles qui se sont réapproprié les connaissances des plantes, des minéraux, qui ont réhabilité un savoir féminin "sacré", et ont pour guide spirituel une Mère Nature, celles qui se disent, au XXIe siècle, "sorcières", et griffonnent des formules piochées sur Internet dans leur grimoire à la nuit tombée, à la lueur des bougies.

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D'une écriture fluide et convaincante, Mona Chollet a réussi le pari d'un livre faisant le lien entre ces femmes oubliées par des siècles d'Histoire masculine, et les femmes d'aujourd'hui. L'ouvrage est bardé de références : on croise Guy Bechtel, Silvia Federici, Starhawk, Gloria Steinem, ou encore Martin Winckler. J'ai particulièrement apprécié la dernière partie : "Mettre ce monde cul par-dessus tête. Guerre à la nature, guerre aux femmes", qui met en parallèle la destruction de la nature avec l'étouffement de la liberté des femmes. Je vous en recommande chaudement la lecture !

Voici un extrait, qui a profondément fait écho en moi :

Je formule et reformule sans cesse une critique de ce culte de la rationalité (ou plutôt de ce qu'on prend pour de la rationalité) qui nous paraît si naturel que nous ne l'identifions souvent même plus comme tel. Ce culte détermine à la fois notre manière d'envisager le monde, d'organiser la connaissance à son sujet, et la façon dont nous agissons sur lui, dont nous le transformons. Il nous amène à le concevoir comme un ensemble d'objets séparés, inertes et sans mystère, perçus sous le seul angle de leur utilité immédiate, qu'il est possible de connaître de manière objective et qu'il s'agit de mettre en coupe réglée pour les enrôler au service de la production et du progrès. Il reste tributaire de la science conquérante du XIXe siècle, alors que, depuis, la physique quantique est venue jeter le trouble dans cet optimisme, pour ne pas dire dans cette arrogance. Elle nous parle plutôt d'un monde où chaque mystère élucidé en fait surgir d'autres et où, selon toute vraisemblance, cette quête n'aura jamais de fin ; d'un monde où les objets ne sont pas séparés, mais enchevêtrés les uns aux autres ; où l'on a d'ailleurs affaire plutôt avec des flux d'énergie, à des processus, qu'à des objets à l'identité stable ; où la présence de l'observateur influe sur le déroulement de l'expérience ; où, loin de pouvoir s'accrocher à des règles immuables, on constate de l'irrégularité, de l'imprévisibilité, des "sauts" inexplicables. C'est tout cela qui fait dire à Starhawk que la physique moderne confirme les intuitions des sorcières. 


Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Mona Chollet, éd. Zones, 2018.